Côme Pélissier est éducateur spécialisé, et chef de service dans une association de prévention spécialisée dans les Hauts-de-Seine. Avec les éducateurs qui forment son équipe, il va à la rencontre des jeunes qui vivent sur leur territoire d’intervention et les accompagne dans leurs démarches d’insertion. Pour chercher un travail, passer le permis, résoudre des difficultés de toutes sortes, sortir du « rien », ces jeunes sont demandeurs d’un soutien. L’entretien motivationnel est pour lui un repère éthique qui guide son action.

Dans quel cadre se situe votre action auprès des jeunes ?

Nous travaillons dans un cadre relativement libre et ouvert. Nous rencontrons les jeunes dans la rue, mais aussi dans les lieux publics, les centres culturels et de jeunesse, les clubs. Ils nous connaissent, et certains viennent à nous d’eux-mêmes, dans nos locaux. Nous ne sommes pas là pour faire de la régulation sociale, mais bien de la prévention, dans le cadre de la protection de l’enfance. Pour autant, nous ne sommes pas mandatés pour suivre tel ou tel jeune, au contraire nous les accompagnons sur le principe de leur libre adhésion et de façon anonyme. C’est important car cela implique l’instauration d’un lien de confiance, d’une relation. S’ils viennent à nous, et surtout s’ils reviennent régulièrement nous voir, ce n’est pas anodin. Ils acceptent ou sollicitent notre aide, ils sont en demande d’un accompagnement, demande dont l’objet n’est pas toujours formulé de manière explicite. C’est à nous de comprendre cet appel, de le traduire avec eux en un projet qui corresponde à leurs attentes, et ce n’est pas toujours simple.

« Bien souvent, ce qui a échoué dans le projet vient autant de nous que de l’autre »

Quelles difficultés rencontrez-vous ?

En prévention spécialisée comme dans l’éducation spécialisée, nous accompagnons des jeunes se trouvent souvent pris dans des dynamiques d’échec.
Avec toute la bonne volonté du monde, nous construisons avec eux des projets, proposons des orientations, les accompagnons vers les objectifs fixés et nous sommes souvent déçus par le résultat. Certes, nous ne pouvons pas « sauver le monde », mais cela ne doit pas nous dispenser de nous poser la question de la qualité et de la pertinence de l’accompagnement que nous avons mis en place. Bien souvent, ce qui a échoué dans le projet vient autant de nous que de l’autre.
Nous avons par exemple à lutter contre notre « réflexe correcteur » : pour un problème donné, nous avons tout de suite une solution à proposer, parce que nous connaissons les dispositifs qui semblent adaptés, ou parce qu’on l’a déjà fait avec un autre et que ça a marché… etc.
Les jeunes ont aussi leur part de responsabilité dans cet échec. Certains, par habitude des travailleurs sociaux, nous servent un discours qu’ils pensent que nous voulons entendre mais qui n’est pas le leur. D’autres se laissent « porter » et délèguent au travailleur social la responsabilité de trouver un stage, faire une démarche, etc.

L’approche motivationnelle est une réponse à ces difficultés ?

Oui, je le crois. C’est, en tout cas, un fil conducteur de ma pratique. L’approche motivationnelle permet d’éviter certains écueils qui conduisent à l’échec. Et puis ses principes s’adaptent bien à notre mission de prévention.
En prévention spécialisée comme dans l’approche motivationnelle, je me positionne dans une collaboration entre experts, basée sur la confiance mutuelle et centrée sur la personne accompagnée. Je connais les dispositifs, j’ai une certaine « expertise du social », mais le jeune en face de moi est expert de sa situation, et doit maîtriser son projet.
Ensuite, plutôt que de lui proposer une solution après l’avoir brièvement écouté, je l’amène à explorer son quotidien, son histoire, ses capacités et ses désirs. Je prends le temps de discuter avec lui. On parle de beaucoup d’autres sujets que ce qui l’a amené au départ. Ce « changement de focale » permet de ne pas se centrer sur le « problème » uniquement, mais bien sur la personne dans sa globalité.
Pour autant, on ne parle pas de tout et de rien à l’infini. Je garde en tête ma mission, et l’objectif qui est que ce jeune avance dans son cheminement. Donc à la différence de l’approche centrée sur la personne de Carl Rogers, l’entretien reste directif. Il ne s’agit pas de discuter pour discuter, mais bien d’explorer puis de construire. Il faut bien garder cela à l’esprit. C’est d’ailleurs pour cela que les jeunes nous sollicitent. A mon sens, aider un jeune à faire le tour de sa situation, c’est être directif, au sens d’avoir un objectif.

Sans cela, on risque de se laisser porter par la discussion pour n’aboutir à rien (la relation est bonne, mais elle est stérile). Nous sommes des professionnels, avec une mission que nous devons garder à l’esprit, et pour laquelle nous nous devons d’avoir une stratégie, même si cette dernière doit pouvoir s’adapter à la complexité de chaque situation.
Bien sûr, nous sommes soumis à des pressions, les contraintes institutionnelles et financières font que nous sommes souvent interrogés sur les résultats de nos interventions. Les jeunes eux-mêmes sont souvent dans l’immédiateté. Ils ont souvent du mal à comprendre et à accepter que l’on puisse « perdre » du temps à parler au lieu d’agir.
Mais il faut à mon sens s’efforcer de s’extraire de cette pression, et prendre le temps de l’exploration et de l’élaboration. Si on ne peut pas permettre au jeune de prendre la place qui est la sienne dans son projet, tant pour l’inventer que pour le mettre en œuvre, on accentue le risque d’échec.

« Il faut prendre le temps de l’exploration et de l’élaboration »

Quelle forme prend alors cette approche motivationnelle ?

Elle prend rarement la forme d’entretiens formels.
Le plus souvent, ce sont des entretiens informels, dans un hall, un café, ou dans la rue. Une des difficultés est de parvenir à adapter la qualité d’écoute à ces espaces du quotidien. Mais on y arrive. Ils ont quand même l’avantage d’être des lieux familiers où la parole se libère facilement.
Pour aller au delà de ma propre pratique, et en tant que responsable de la structure, j’essaie d’amener progressivement mes équipes à prendre en compte cette approche. Je ne veux pas l’imposer mais je les y sensibilise lors de nos réunions de supervision, et j’organiserai probablement une formation en interne prochainement. Je souhaite que cela fasse partie de notre culture d’équipe, que ce soit un des fils conducteurs de notre action, même s’il faut éviter tout dogmatisme, et qu’il y a d’autres approches à prendre en compte.

Et dans d’autres champs de l’intervention sociale ?

Sans l’avoir pratiqué, j’imagine qu’une approche motivationnelle serait probablement adaptée dans les mesures d’aide éducative en milieu ouvert (AEMO) par exemple. L’accompagnement comprend des entretiens réguliers avec le jeune, durant lesquels on se fixe souvent des objectifs. Dans la forme, on pourrait probablement se rapprocher de l’entretien motivationnel tel qu’il est pratiqué en addictologie.
Mais je crois que cette approche, centrée sur la personne, est à privilégier dans d’autres secteurs de l’éducation spécialisée. Par exemple, j’ai travaillé dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale. Dans ce centre, j’ai voulu mettre en place le conseil de vie sociale imposé par la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Il s’agit d’une assemblée régulière au cours de laquelle les représentants des usagers du centre peuvent s’exprimer sur toutes les questions relatives à la vie dans l’établissement. Trois représentants devaient être élus pour porter ensuite les propositions ou revendications de tous à la direction et aux différentes instances liées à l’établissement.
Lors d’une première réunion, je leur ai présenté le dispositif, j’ai tenté de leur faire comprendre l’intérêt qu’ils pouvaient y trouver. L’important pour moi était que certains d’entre eux se sentent une vocation de candidat à la fin de la réunion, mais une seule personne s’est présentée, et le vote a dû être reporté.
Lors de la réunion suivante, j’ai agi différemment. Je leur ai demandé ce qu’ils pensaient de leur conditions de vie dans l’établissement dans le souci de comprendre pourquoi ils ne s’étaient pas saisis des possibilités d’expression que pouvait leur offrir le conseil de la vie sociale.
La discussion a été très riche, et les revendications nombreuses, mais ce n’était pas le lieu pour les traiter.
Finalement, sept résidents se sont présentés comme candidats aux élections des représentants au conseil. Nous avons organisé les élections, et tous les résidents, à deux exceptions près, se sont déplacés pour voter.
Pour moi, il est clair qu’en partant de leurs préoccupations et non des miennes, je leur ai permis de se saisir de ce qu’ils ne percevaient, au départ, que comme une contrainte que je voulais leur imposer.
C’est un exemple parmi d’autres, mais je trouve qu’il illustre bien comment une approche centrée sur la ou les personnes, respectant l’autre comme responsable et pilote de sa propre vie, peut contribuer à une meilleure compréhension des enjeux de la relation d’aide et éviter les malentendus qui sont souvent à l’origine d’échecs à répétition.
C’est tout cela que je retrouve dans l’approche motivationnelle qui, au-delà des outils propres à la technique de l’entretien, est, à mon sens, porteuse d’une éthique proche de celle qui est la mienne dans mon métier d’éducateur.

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