Dans le roman « Un tout petit monde » de David Lodge, écrit en 1984, le héros est aux prises avec le programme informatique ELIZA, simulant un intervenant rogérien. Le récit de son accoutumance progressive à l’interaction avec ce « thérapeute virtuel » nous ramène à des questions importantes sur l’empathie, les reflets, les dangers d’une application « mécanique » des enseignements de l’EM.

Un tout petit monde

David Lodge, Un tout petit monde, Rivage 1991

Je viens de relire, week-end de Pentecôte aidant, « Un tout petit monde », de David Lodge. Dans ce roman datant de 1984, traduction française publiée en 1991, l’auteur britannique met en scène une cohorte d’universitaires d’horizons géographiques divers, des Etats-Unis au Japon en passant par la Grande-Bretagne, l’Italie, la France, la Suisse, l’Allemagne… Ils sont tous plus ou moins théoriciens de la critique littéraire, mais ils peuvent être aussi enseignants, littérateurs, ils passent l’essentiel de leur temps dans les congrès internationaux, et l’essentiel de leur temps lors des congrès à chercher les à-côté qui donnent à l’éloignement du domicile des consolations pas toujours racontables. Ce « petit monde » est décrit avec un mélange de férocité et de tendresse. La jalousie professionnelle et l’envie y sont des motivations encore plus fortes que l’ambition, du plus obscur des enseignants d’universités de troisième rang au pinacle des Stars de la Théorie. Inutile de dire que la plupart ont oublié en route le plaisir de lire et la capacité de penser de façon nouvelle.

Il se trouve que j’ai découvert l’entretien motivationnel depuis ma première lecture du roman il y a vingt ans (je vous les recommande tous, même le fait que la réalité décrite ait vieilli rajoute à leur charme – enfin, au moins pour ceux qui ont connu l’époque), et que du coup un épisode prend un relief que j’ai envie de vous raconter : un personnage, Robin Dempsey, enseigne la littérature dans une zone brumeuse de la brumeuse Angleterre. Il s’intéresse particulièrement à la linguistique quantitative. Il est pionnier dans ce domaine, en un temps où les ordinateurs occupent encore des pièces entières, mais cela ne fait pas forcément de lui un chercheur très inspiré. (Il est par exemple responsable, sans le savoir, de la panne d’écriture d’un romancier auquel son ordinateur a restitué l’analyse quantitative de son style : ce que relève l’ordinateur prend la tournure d’une collection de tics de langage, et il met de plus en valeur la fréquence frappante du signifiant « graisse » dans les adjectifs utilisés – ses romans décrivent la réalité ouvrière des années 60-70, et on sait que pas de machinerie sans lubrifiant… – ainsi, conduit à trop s’interroger sur les mots qu’il utilise, voici que l’auteur n’arrive plus à en choisir aucun et de ce fait cesse d’écrire.) Des années plus tard, les ordinateurs diminuent en poids et augmentent en puissance, et Robin vient de se faire livrer un logiciel capable de générer une conversation, ELIZA. Il est alors dans une période morose, convaincu de n’avoir pas eu la carrière qu’il méritait parce qu’un collègue plus chanceux (mais guère plus brillant), Philip Swallow, lui a soufflé un poste qui aurait dû lui revenir à lui, Robin Dempsey (jalousie d’oiseaux, comme on peut lire, car Robin = rouge-gorge et Swallow = hirondelle).

Ordinateur des années 70

Ce logiciel semble devoir relancer Dempsey dans ses recherches, aussi entame-t-il, dès l’installation d’Eliza par son technicien (il faut alors la présence et l’assistance du technicien pour faire « tourner la bécane » !), une ébauche de conversation avec ELIZA.

Bonjour, écrit l’humain, Bonjour, répond la machine informatique, qui procède à l’évidence à partir du matériel livré. Et avec quelques questions ouvertes ou invitations standard, voici que Dempsey livre rapidement qu’il est préoccupé par la réussite de son rival. Parlez-moi de lui, dit Eliza, et Robin vide son sac avec rage. Et le voilà pris au piège d’une relation thérapeutique virtuelle avec ELIZA, qui reprend fidèlement d’abord ce qui vient d’être dit (le contenu donné par Dempsey donne le thème de la question ouverte suivante), puis de « séance » en « séance », Eliza fait des liens en toute neutralité et objectivité et, à chaque fois, amène l’obscur universitaire à constater à quel point sa déception professionnelle est profonde, et que ce même sentiment s’étend aussi à la vie familiale… Pas de gloom à deux pourtant, la machine sait tenir la juste distance, mais l’élaboration prend pour l’humain un tour dépressif… et compulsif, car le temps passé avec la machine dépassant rapidement l’entendement ; « fais attention, tu fais un transfert », dit goguenard l’assistant du professeur et de la machine, lequel s’attire une réplique blessante.

On voit bien pourtant que la démarche n’a plus d’effet thérapeutique positif, le professeur en perd le boire et le manger, et la notion du temps et il est prêt à continuer pendant les vacances universitaires…

Mais soudain tout se dérègle, car Eliza, coup de théâtre, donne un avis ! Qui de surcroît ne va pas dans un sens apaisant la rage de jalousie car elle valide la probable promotion du rival à un poste de prestige, mais surtout qui sidère totalement le « patient » habitué à élaborer sur la base de la non-directivité automatique de la machine. On devine que c’est l’assistant qui se venge du temps perdu et du mépris qu’il a ressenti, et Dempsey le comprend un peu après le lecteur (d’où plaisir accru de celui-ci et fin de la thérapie). A noter que c’est le premier exemple relevé dans la littérature d’une cyber-addiction, des années avant la généralisation d’Internet…

Alors quel rapport avec l’EM ? Cet épisode m’a remis en mémoire notre première expérience de formateur à l’EM, il y a bientôt dix ans, lorsque Dorothée Lécallier et moi-même avons organisé deux formations en juillet et août 2003, où nous avons invité les collègues les plus proches pour mettre en œuvre les enseignements fraîchement reçus en Crète en juin 2003, lors de la FDF où officiaient Bill Miller, Denise Ernst, Steve Rollnick…

« C’est essentiel de savoir où on veut aller, et de ne pas utiliser l’empathie comme but final mais comme outil majeur. Outre qu’elle scelle, pour le thérapeute rogérien comme pour l’intervenant utilisant l’EM, l’alliance thérapeutique, elle a un effet thérapeutique propre… mais a aussi ses dangers »

LE PROGRAMME ELIZAELIZA est un programme informatique d’intelligence artificielle, écrit entre 1964 et 1966 par Joseph Weizenbaum. Il vise à permettre l’interaction entre l’homme et la machine en langage naturel. Sa version la plus connue simule un psychothérapeute rogérien.Le programme pose à l’utilisateur des questions ouvertes, et s’appuie sur ses réponses, par associations de mots, pour le relancer par d’autres questions ouvertes. Lorsqu’il se trouve dans une impasse, c’est à dire lorsque la réponse de l’utilisateur ne lui permet pas de formuler une autre question, il a recours à des formules abusives, du type « je comprends » !Le programme est très simple, sa base de connaissances n’est pas importante, et l’on perçoit vite ses limites après quelques échanges. Pourtant, il a rencontré un vif succès et beaucoup de personnes ont conversé pendant des heures avec ce « miroir électronique », ce qui illustre bien la puissance du reflet et des questions ouvertes.» ELIZA sur Wikipedia
» Tester ELIZA

Nous savions à quel point il nous avait été difficile d’intégrer comme cliniciens les « bonnes pratiques » rogériennes du reflet, du résumé, etc. Et nous revenions avec des masses d’exercices utiles pour les transférer à nos « apprenants ». Mais si l’esprit était acquis, les subtilités du « guider » ne l’étaient pas complètement (et d’ailleurs ce terme est venu plus tard dans les écrits de M. et R.). Et nos formations de deux jours se concentraient essentiellement sur l’écoute réflective. A l’issue des deux jours de la formation de juillet, passée sous un beau soleil (début de la canicule de 2003…) dans un hôtel de Saulx-les-Chartreux, sur les bords verdoyants de la Nationale 20 (où nous avions d’ailleurs été nous-mêmes formés un an plus tôt par Cristiana Fortini et Vincent Rossignol, ah, nostalgie !), nous avons raccompagné quelques participants au RER – rappelez-vous, c’était des personnes qui avaient accepté par amitié d’essuyer nos plâtres. Et une bonne collègue et amie, Anne, nous a remercié chaleureusement de l’ambiance et du contenu, avec cette réserve toutefois qu’elle craignait d’ y perdre en créativité et en naturel si elle appliquait résolument cette méthode d’entretien qui lui apparaissait comme un peu « mécanique ». Il lui appartiendrait aujourd’hui de dire si elle a pu concilier l’écoute réflective et ses façons personnelles d’être thérapeute ; nous, c’est avec le temps que nous avons pu mieux intégrer le guider dans la pratique comme dans les formations. C’est en effet essentiel de savoir où on veut aller, et de ne pas utiliser l’empathie comme but final mais comme outil majeur. Outre qu’elle scelle, pour le thérapeute rogérien comme pour l’intervenant utilisant l’EM, l’alliance thérapeutique, elle a un effet thérapeutique propre… mais a aussi ses dangers. C’est ce qu’illustre Eliza, dont l’intérêt programmé pour les réponses de son interlocuteur, qui lui permettent de générer la question suivante, l’amène invariablement à appuyer là où il a mal ! Sans intentionnalité, la machine converse… mais d’avoir été élue thérapeute ne lui donne pas pour autant un effet thérapeutique, loin de là. Il va de soi que Rogers ne se contentait pas de manifester de l’empathie, et que les débutants en EM s’inquiètent vite des limites d’une application appliquée de reflets trop simples « On tourne en rond ». Mais in fine, il y a un enseignement dans ce joli conte – mais j’en ai trop dit, et je vous laisse conclure vous-même.

Philippe Michaud

Il y a beaucoup de thèmes accumulés dans ce roman-romance, vous pouvez encore le lire, je ne vous ai pas tout raconté )

Photo : Scott Beale, Flickr

[NDLR : Les autres précurseurs de l’EM dénichés par Philippe Michaud se trouvent par ici]