Emmanuel Eparvier est infirmier en santé mentale à l’hôpital Saint Jean de Dieu à Lyon. Dans le cadre de sa pratique en hôpital psychiatrique, il s’interroge sur ce que l’approche motivationnelle peut apporter à l’entretien infirmier pratiqué en institution.

Cet article a été publié dans le magazine l’Information Psychiatrique de janvier 2013.

Photo : factoids / Flickr

Depuis les années cinquante, la légitimité nouvelle accordée aux acteurs et intervenants du champ psychiatrique, tout particulièrement en ce qui concerne l’évolution du métier d’infirmier, ont marqué un tournant majeur dans l’histoire de la psychiatrie telle qu’elle est conduite en France actuellement. Confier aux infirmiers des fonctions de psychothérapeutes [9] constitue peut-être l’acte de naissance du travail en collaboration tel que nous le connaissons, le début de l’équipe pluridisciplinaire qui porte aujourd’hui la psychiatrie.

Parmi les nouvelles compétences qui lui sont confiées, l’Entretien Infirmier (EI) est devenu l’un des outils majeurs du travail soignant. Sur son rôle propre, l’infirmier a la responsabilité de l’entretien d’accueil du patient et de sa famille, et conserve, en collaboration, la réalisation d’entretiens individuels et l’utilisation de techniques de médiation [6] . L’EI est employé couramment dans les structures extrahospitalières, notamment dans les Centres médicaux psychologiques, où il a largement trouvé sa place aux côtés des visites à domicile et des accompagnements de patients suivis sur l’extérieur. À l’hôpital, l’EI est plutôt utilisé de manière ponctuelle, proposé au patient “en cas de besoin“. Quotidien, mais rarement de façon programmée, son usage le plus courant à l’intérieur du programme thérapeutique répond au besoin d’apaisement des patients, débordés par l’angoisse. Dans ce cas, l’EI permet de constater, d’évaluer et de diminuer cette emprise, souvent associée à l’urgence d’une situation : il suffit alors à l’apaisement ou permet au patient d’accéder à la prise d’un traitement supplémentaire, prescrit “si besoin“.

Le dispositif d’hospitalisation ou programme thérapeutique (cadres de soin, entretiens médicaux-infirmiers, ajustement du traitement médicamenteux et accompagnement dans tous les gestes de la vie quotidienne) poursuit ce même  premier objectif : diminuer un ensemble de symptômes trop bruyants pour le patient lui-même ou pour les autres et la société.

Mais une fois l’apaisement constaté, une fois l’apaisement suffisant, que l’angoisse a diminué et que le patient n’est plus un “danger“ pour lui-même ou pour les autres, qu’il est de nouveau “accessible“, que fait la psychiatrie ?

L’attente

Durant l’hospitalisation, il est question du projet de vie personnalisé de chaque patient. L’ensemble de l’équipe soignante s’accorde à mettre en place ce projet qui va succéder à l’hôpital, normalement construit auprès du patient, avec sa participation. Son adhésion à ce projet est un élément essentiel pour qu’il se concrétise et continue dans le temps. Tous les cas de figure sont possibles : retour au domicile, orientation vers des lieux de vie protégés ou institutions adaptées au patient.

attenteÀ cet égard, l’hôpital se porte garant de ce qui est “le mieux“ pour le patient, et un accord doit être trouvé entre ses désirs à lui et la responsabilité de l’équipe médicale de maintenir ce patient en bonne santé.

S’il apparaît nécessaire pour lui d’habiter un lieu de vie adapté, les délais jusqu’à la concrétisation de ce projet sont la plupart du temps très longs : au mieux quelques semaines, plus généralement quelques mois. Pour ceux qui ne bénéficieraient pas jusque-là d’un “habitable“ familiale ou autre, c’est à l’hôpital qu’il faut vivre. Et vivre dans l’attente.

Certains patients expriment alors très largement qu’ils se sentent “empêchés“, non responsables de ce qui arrive, qu’ils sont en position d’attendre de quelque chose d’extérieur à eux-mêmes une issue à leur prise en charge institutionnelle. Cette temporalité fait alors courir le risque que l’hospitalisation, bien entendu nécessaire, ne fasse plus sens pour le patient. Qu’il perde de vue l’objectif et la raison de sa présence à l’hôpital.

D’autres patients ne s’expriment pas vraiment sur ce sujet, et semblent choisir d’habiter l’hôpital, silencieux quant à la possibilité d’un ailleurs. Ce sont ces patients chroniques qui ont investi l’hôpital depuis longtemps, parfois quelques années, pour qui les projets manquent ou sont confus, non pas que ces projets soient suspendus, mais plutôt “différés“ dans le temps.

Pour l’équipe soignante, difficile de faire la part des choses entre le manque de structures, de lieux de vie et la volonté consciente ou non d’un patient à vouloir rester ici, surtout lorsqu’un ou plusieurs projets ont déjà été mis en échec auparavant.

Cette attente, qu’elle soit ressentie comme une persécution par le patient ou actée par lui-même, qu’elle semble “bien vécue“, de toute façon fait symptôme. Elle pourrait se traduire par un « syndrome de soumission au programme thérapeutique », assez proche du diagnostic infirmier déjà existant de prise en charge inefficace du programme thérapeutique [8] .

Dans ces cas-là, comment aider un patient à retrouver sa capacité à être pleinement responsable et acteur de sa prise en charge ?
Comment l’aider à retrouver sa capacité à désirer, créer, initier et conduire des projets pour lui-même ?

Transformer l’attente : raccompagner le patient “chez soi“

Il est question ici d’un “chez soi“ préalable, d’une manière de se retrouver soi-même, comme s’il s’agissait de se réveiller : recouvrer mon esprit qui était resté un temps absent et me retrouver moi aussi dedans, en somme récupérer à la fois la propriété (mon esprit) et son propriétaire (moi). Soit pour le patient, de renouer d’abord avec le fil de sa propre vie, avec l’esprit humain conscient  [1] .

soiÀ cet égard, l’entretien motivationnel [4] , héritier d’un courant de la psychologie humaniste, semble proposer une méthode de communication qui permet au patient de réinvestir le sentiment d’être humainement responsable, et de retrouver l’envie puis la force d’innover pour lui-même, conformément à sa propre personnalité en développement.

Il se définit comme une méthode directive, centrée sur les intérêts et les préoccupations actuelles du patient, pour augmenter la motivation intrinsèque au changement. Et cela, par l’exploration et la résolution de l’ambivalence [5] . Techniquement, cette méthode directive d’entretien trouve largement sa place dans un dispositif tel que l’EI.
En procédant par étapes, l’entretien motivationnel infirmier est susceptible d’aider le patient à explorer la partie “saine“ de lui-même, les endroits de sa personnalité où il se sent bien, où il se sent déjà capable et responsable, tous les lieux où il est susceptible d’être déjà en bonne santé.

Le soignant, sans juger ni “analyser“ ne doit pas confronter ces lieux à une certaine normalité, mais au contraire faire preuve de curiosité à leurs égards, aidant par là leurs redécouvertes par le patient. Avec cette écoute particulière comme point de départ, le positionnement et le discours du soignant deviennent alors rassurants, confortables aux dires du patient qui n’a plus peur de se tromper, de dire de soi ou de remettre en question. C’est en éprouvant cela qu’il réhabilite de lui-même les lieux où il se sent “chez soi“.

Durant cette phase, le soignant n’est pas invisible mais reflète, en divulguant lui aussi à partir de sa subjectivité tout ce que le patient lui donne à entendre de son bien-être et du reste. C’est dire, par exemple, qu’ici c’est triste, qu’ici c’est en colère, que cette colère-là c’est la maladie, mais que celle-ci est ordinaire, et que là-bas c’est joyeux, que c’est du bien-être et de la bonne santé. C’est arriver finalement à ce que le patient retrouve sa propre expérience ordinaire du monde et des autres, tout en étant guidé sur le chemin de ses expériences. Et qu’il rejoigne un processus où il se retrouve être le sujet de sa personne, non plus l’objet de sa maladie, accédant par là à la mobilité, à la fluidité complète [10] , là où le changement et les comportements associés sont facilités.

À partir de ce discours-là, le patient pourrait reprendre petit à petit conscience de sa propre ambivalence, à savoir qu’il est ici (à l’hôpital) alors qu’il aime être “là-bas“ (chez soi).

Le discours-changement [5] , s’il émerge alors du patient peut être saisi tel quel, et servir durant l’entretien comme d’un matériel dont on est sûr qu’il est compris et partagé, et qu’il s’accorde à ses motivations propres.

Pour le patient, l’entretien motivationnel infirmier pourrait donc favoriser ce discours sur soi, faire ressurgir en lui la sensation qu’il est en mouvement, que rien n’est figé, qu’il est un processus dans lequel il est capable par lui-même d’être en bonne santé. D’entrevoir peut-être les moyens à sa disposition pour y parvenir tout en atténuant son intime expression du « syndrome de soumission au programme thérapeutique ».

Avec cet outil supplémentaire, le patient explore sa subjectivité sans la confronter, et trouve un miroir dans lequel refléter ce qui est humainement “sain“ en lui, qui fonctionne déjà, et dont il pourra se servir en toute conscience durant son hospitalisation.

Dans cette perspective, le personnel infirmier développe tout un champ thérapeutique encore peu exploré au sein de l’institution.

Interprétations cliniques

Par exemple, au patient qui explique que sa maladie s’appelle la mégalomanie et qu’elle est d’origine génétique, il est fondamental ici qu’il entende du soignant qu’il a peut-être raison. Que personne ne sait finalement, et que sa vérité à lui peut être respectée. Ce n’est pas dire pour l’infirmier qu’il est d’accord, mais plutôt envisager ici que lui non plus, en tant que soignant, ne sait pas. Que peut-être un jour la science prouvera qu’il a raison, peut-être pas. Qu’aujourd’hui, personne ne sait, que l’on peut donc parler librement de sa maladie en ces termes-là.

Cette perspective génétique qui lui appartient dans ce cas, pourrait servir à lui re-expliquer pourquoi il devra faire avec sa maladie “toute sa vie“, et prendre des traitements au long cours. Entendu ici que sa maladie fait aussi partie du plus profond de lui-même. Sa personnalité mégalomaniaque, qui auparavant s’exprimait en colère contre ce “fléau“, avec l’acceptation devient une énergie brillante de projets, d’envies : une force nouvellement constructive à l’opposé de ce qui était auparavant destructeur, et qui a conduit à l’hospitalisation. Cette réinterprétation de l’histoire de sa maladie par le patient, en connivence avec le soignant, modifie sa vision des chemins empruntés jusque-là, transformant l’ombre de la maladie en ressources potentielles intrinsèques à lui-même, dont il pourra se servir en accord avec sa personnalité et en coïncidence avec son environnement. Plus seulement dans la lutte ou le déni, obstacles au changement.

Pour une autre patiente, pour qui l’ordre et le ménage seraient deux choses très importantes, indispensables à sa bonne santé : l’entretien motivationnel infirmier offre la possibilité de réinterpréter les éléments aujourd’hui pathologiques de sa personnalité, dans le sens d’une meilleure acceptation de sa prise en charge institutionnelle. C’est, par exemple, comprendre auprès d’elle que nous allons l’aider à faire le ménage, à ranger sa maladie proprement dans son placard. Que c’est cela, l’objectif de son hospitalisation, en même temps que prendre conscience que sa maladie pourrait rester de cette manière bien rangée, avec toutes ses autres affaires, mais susceptible d’être “déballée“ de nouveau (si les traitements ne sont pas pris correctement par exemple). C’est lui dire que l’équipe soignante peut faire ce travail rassurant de ranger avec elle, de “laver“ les tâches encore bien visibles et recoudre le tissu manquant, soit l’accompagner et lui redonner la force de s’occuper bientôt elle-même quotidiennement de ses affaires.

La qualité du lien

Parce qu’il propose (…) un autre style relationnel [3] , l’entretien motivationnel infirmier développe aussi chez le soignant une façon plus ordinaire d’être à l’autre. Cet espace laisse entrevoir un champs de “possibles relationnels“, comme lieu d’expression et de représentation où l’infirmier apparaît plus proche d’un autre commun, plus ordinaire, parfois fraternel. Espace à l’intérieur duquel le patient peut émerger naturellement ce qui “fonctionne“ en lui de potentiels, de forces et de compétences, quelles qu’elles soient.

Pour la relation de soin de manière générale, cette connivence potentialise ce lien humainement perçu durant l’entretien, pour le reproduire ensuite tout au long de la journée.

Carl Rogers, à propos de la relation d’aide, explique qu’il a fini par comprendre qu’être digne de confiance n’exige pas que je sois conséquent d’une manière rigide, mais simplement qu’on puisse compter sur moi comme un être réel et que c’est là une réalité qui est perçue par autrui comme sécurisante. Ce qu’il nomme la congruence [10] .

C’est dire qu’en dehors de l’entretien, le soignant peut continuer à refléter pour le patient ce qui d’ordinaire serait partagé entre deux personnes. D’après Rogers encore, parce qu’ il est toujours plus sûr de se montrer tel que l’on est, cette attitude relationnelle devient, tout au long des quotidiens, bienveillante pour le patient, donc apaisante. Clairement, cela favorise l’alliance thérapeutique nécessaire à toute prise en charge, aide le patient à expérimenter les forces en son pouvoir pour se sentir en bonne santé, en même temps que le sentiment d’en être l’acteur responsable.

Si l’on considère une santé mentale suffisamment bonne comme la capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable, c’est à dire comme la capacité de vivre avec autrui en restant en lien avec soi-même, sans destructivité mais non pas sans révolte [2] : dans cette perspective, l’entretien motivationnel infirmier enclenche un cercle vertueux en réassociant fermement le plaisir d’être humainement ensemble à la psychiatrie institutionnelle.

C’est-à-dire que la qualité du lien retrouvée au sein même de l’institution, entre les patients et l’équipe soignante, en plus d’être apaisante, procure aux patients le sentiment de vivre sainement leur précarité psychique, en même temps qu’ils parviennent à la résoudre : non plus exclusivement dans la pathologie, mais dans le soutien, la confiance, l’accompagnement de l’autre et l’accomplissement de soi-même.

Comme perspectives institutionnelles enfin, maintenir, initier ou développer la qualité des liens pourrait d’une part aider les patients à retrouver les chemins qui mènent à l’ordinaire plus rapidement, et raccourcir par là leurs durées d’hospitalisations ; d’autre part, lutter contre une mobilité excessive du personnel hospitalier, trop souvent frustré, épuisé ou en colère du fait de la dégradation éventuelle des conditions de travail. Soit garantir à la psychiatrie de ne pas se soumettre exclusivement à la “pression des lits“, en renforçant chez chacun de ses acteurs les sentiments de faire et d’être humainement ensemble.

Conclusion

Du fait notamment d’un contexte socioéconomique compliqué, où les effets psychosociaux de la mondialisation sur la santé mentale ont déjà été démontrés [7] , il est facile de croire que la demande de prise en charge institutionnelle ne cessera d’augmenter. Pour les soignants, cela peut se traduire par une sollicitation quotidienne de plus en plus importante, parce que les patients seront plus nombreux, sans forcément la cohérence de moyens humains supplémentaires pour y répondre.

Devant ce risque, et pour certains ce qui est déjà une réalité quotidienne, la mise en place d’entretiens motivationnels infirmiers est déjà une réponse concrète au risque de “mécanisation“ des échanges, qui est un paradoxe pour la psychiatrie, en même temps qu’elle redonne au patient le sentiment d’être humainement responsable de sa prise en charge, et au-delà, de sa propre vie.

C’est accepter la psychiatrie institutionnelle comme un lieu où les subjectivités de chacun doivent s’exprimer sainement, et faire de la coïncidence de ces subjectivités un nouvel élément clé de la thérapie, peut-être même de réhabilitation, en aidant les patients à renouer avec l’ordinaire relationnel, avec le lien social tel qu’il est humainement indispensable pour être en bonne santé, au sein de nos sociétés.

Photographie : factoids – Helmut W. Klug – Sundaram Ramaswamy (source : Flickr)

REFERENCES

  1. DAMASIO A. L’autre Moi-Même : Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions, traduction française, Paris, Odile Jacob, 2012, p.10
  2. FURTOS J. (sous la Direction de) Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, Issy-les-Moulineaux, Masson, 2008, p.281
  3. LANGUÉRAND É. L’entretien motivationnel : une attitude relationnelle, santé mentale, Janvier 2012 ; n°164 : 22-29
  4. MILLER W.R. et ROLLNICK S. Motivational Interviewing : Preparing People for Change, New York, The Guilford Press, 2002
  5. MILLER W.R. et ROLLNICK S. L’entretien motivationnel : aider la personne à engager le changement, traduction française, Paris, Dunod-InterÉditions, 2006, p.31 et p.29
  6. MINISTÈRE DES AFFAIRES SOCIALES ET DE LA SANTÉ. Décret n°2002-194 du 11 février 2002 relatif aux actes professionnels et à l’exercice de la profession d’infirmier, Art. 6
  7. ONSMP-ORSPERE. Congrès des 5 continents : Les effets psychosociaux de la mondialisation sur la santé mentale ; Déclaration de Lyon, Octobre 2011 – http://www.orspere.fr/publications/congres-2011/ (page consultée le 29/10/2012)
  8. PASCAL A. et FRÉCON VALENTIN É. Diagnostics infirmiers, interventions et résultats, Paris, Masson, 2006
  9. POSTEL J. et QUETEL C. La nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 2004, p.358
  10. ROGERS C. Le développement de la personne, traduction française, Paris, Dunod-InterÉditions, 2005, p.123 et p.37