Précurseurs de l'EM

La littérature du Siècle des Lumières fourmille de trouvailles psychologiques, et les plus grands savants et philosophes de ce temps n’ont pas manqué d’illustrer qu’ils étaient presque millériens avec deux siècles d’avance. En témoigne cet extrait d’un dialogue que les humanistes du temps présent pourront peut-être reconnaître – sinon, la solution du quizz est à trouver en bas du dialogue.

Philippe Michaud

D : […] A l’exception des questions des mathématiques qui ne comportent pas la moindre incertitude, il y a du pour et du contre dans toutes les autres. La balance n’est donc jamais égale ; et il est impossible qu’elle ne penche pas du côté où nous croyons le plus de vraisemblance.

A : Mais je vois le matin la vraisemblance à ma droite; et l’après-midi elle est à ma gauche.

D : C’est-à-dire que vous êtes dogmatique pour le matin, et dogmatique contre, l’après-midi.

A : Et le soir, quand je me rappelle cette inconstance si rapide de mes jugements, je ne crois rien ni du matin ni de l’après-midi.

D : C’est-à-dire que vous ne vous rappelez plus la prépondérance des deux opinions entre lesquelles vous avez oscillé ; que cette prépondérance vous paraît trop légère pour asseoir un sentiment fixe, et que vous prenez le parti de ne plus vous occuper de sujets aussi problématiques, d’en abandonner la discussion aux autres, et de n’en pas disputer davantage.

A : Cela se peut.

D : Mais si quelqu’un vous tirait à l’écart, et vous questionnant d’amitié, vous demandait en conscience des deux partis quel est celui où vous trouvez le moins de difficultés ; de bonne foi, seriez-vous embarrassé de répondre, et réaliseriez-vous l’âne de Buridan ?

A : Je crois que non.

D : Tenez, mon ami, si vous y pensez bien, vous trouveriez qu’en tout, notre véritable sentiment, n’est pas celui où nous n’avons jamais vacillé, mais celui auquel nous sommes le plus habituellement revenus.

A : Je crois que vous avez raison.

D : Et moi aussi. […]

 

Le Rêve de d’Alembert, Edition Garnier-Flammarion © Flammarion, Paris, 2002, pp 75-76.

D : (Denis) Diderot ; A : (Jean Le Rond) d’Alembert

Le sujet de la discussion n’est pas l’ambivalence devant le changement, mais la capacité à décider ce qui est vrai ou non. Mais j’ai trouvé que plusieurs expressions concernant l’oscillation, la vacillation de la pensée étaient joliment proches de notre sujet, qui est l’ambivalence, la difficulté à décider non de ce qui est vrai, mais de ce qui est souhaitable et possible : Diderot parle de la raison pure quand nous nous préoccupons de la raison pratique (on se rappelle sa philo de classe terminale). J’aime bien aussi l’allusion à l’âne de Buridan, et cette jolie formule : « …si quelqu’un vous tirait à l’écart, et vous questionnant d’amitié, vous demandait en conscience des deux partis quel est celui où vous trouvez le moins de difficultés … ». Toute la bienveillance de l’intervenant n’est-elle pas dans ce « vous questionnant d’amitié » ?

Ceci dit, vous aurez remarqué que Diderot ne guide pas, il dirige !

[Si vous avez envie de lire ce passionnant dialogue dans sa totalité, vous découvrirez que le travail mental va continuer après ce court extrait, et que d’Alembert, qui pense noir le matin et blanc l’après-midi, continue à penser la nuit, encore différemment.]

Philippe Michaud

[NDLR : Les autres précurseurs de l’EM dénichés par Philippe Michaud se trouvent par ici]

Le Rêve de d'Alembert