La théorie de la réactance psychologique a été décrite par Brehm en 1981. Elle prédit qu’un comportement considéré comme « problématique » devient – ou redevient – plus attractif si une intervention remet en cause, ou met au défi, la liberté individuelle. Ce phénomène explique en partie la dynamique de l’ambivalence dans l’entretien.
Dans ce cours extrait de consultation, cette défense du libre-arbitre illustre de façon tout à fait intéressante la vigilance extrême qu’il convient de conserver quand on est tenté de peser en faveur du changement face à un sujet ambivalent.
La scène se déroule dans une consultation d’alcoologie. Lors de la première rencontre, le patient exprime d’emblée son ambivalence et sa crainte de renoncer tout à la fois au plaisir et à la souffrance liée à sa consommation. En fin de consultation, il se pose comme objectif de faire l’essai d’une soirée sans alcool. Dès la consultation suivante, il fait part de son étonnement devant ce qu’il considère finalement comme imprévu: le succès de cette soirée suivie d’une abstinence totale depuis. Lorsqu’il se présente à la dernière consultation, cette abstinence dure depuis deux mois, hormis un écart un jour de vacances.
– Le médecin : Comment allez-vous?
– Le patient : Bien. Il y a juste eu un moment très pénible, il y a deux jours, lors du week-end dont on avait parlé. J’ai fait comme j’avais prévu. J’en avais parlé à ma compagne et en arrivant dans la maison de campagne, on a déménagé toutes les bouteilles et on les a mises dans une petite maison à côté. Le samedi, j’ai beaucoup bricolé, alors je suis passé d’une maison à l’autre pour prendre mes outils. Et j’ai fini par craquer, j’ai bu une bière. Je dois dire que ça a été vraiment agréable.
– M. : Vous aviez organisé les choses comme prévu pour vous protéger dans cette maison où vous buviez habituellement beaucoup, et finalement vous avez bu une bière.
– P. : Oui, une seule d’ailleurs, ça ne m’a pas du tout donné envie d’en boire une autre après. Ni le lendemain.
– M. : Quelles ont été les conséquences?
– P. : Ma compagne n’a rien vu, elle ne s’en est pas aperçue. Et moi, finalement, j’ai complètement mis ça de côté pour que ça ne me prenne pas la tête le reste du week-end. [Silence]. C’est vraiment très dur.
– M. : Vous décrivez un évènement finalement assez agréable et qui n’a eu aucune des conséquences que vous aviez connues lors de la dernière prise d’alcool: reperdre rapidement le contrôle et être entraîné dans un conflit assez violent avec votre compagne. Vous utilisez des mots assez forts comme: « moment très pénible » et « c’est très dur ».
– P. : Oui, c’est vrai que ça n’avait aucun rapport avec la dernière fois. Ce qui est dur, c’est le sentiment que ça pourrait être catastrophique, que je ne sais pas si ça va s’arrêter là. [Silence]. Mais bon, je l’ai bien dit à S. [sa compagne] : il est hors de question que je fasse ça toute ma vie, c’est trop dur.
– M. : Finalement, lorsque nous nous sommes vus pour la première fois, il y a deux mois, vous étiez très hésitant sur la démarche à suivre. Vous aviez surtout comme objectif de diminuer votre consommation, ou en tout cas qu’elle soit moins systématique, surtout les soirs où votre fils était à la maison. Et puis, vous avez commencé à être abstinent et à votre grande surprise, ça s’est plutôt bien passé. En dehors de deux occasions, essentiellement liées à des périodes de vacances ou de week-end, vous avez continué. Mais, vous vous dites que c’est vraiment trop dur et que ça ne peut pas durer comme ça. Ce que vous souhaiteriez maintenant, c’est avoir une consommation comme ce week-end, c’est-à-dire avec du plaisir et peu d’inconvénients.
– P. : Ah mais non! C’est hors de question! Ça arrivera peut-être un jour, je n’en sais rien, mais ce n’est pas du tout mon objectif actuel. Je sais que je vais continuer pour l’instant à être abstinent. Je me dis juste que l’idée d’être abstinent toute ma vie est insupportable. [Silence]. Il n’y a quand même pas beaucoup de plaisir.
– M. : Depuis que vous êtes abstinent, vous vous sentez particulièrement privé de plaisirs.
– P. : Je n’ai toujours pas retrouvé le goût de manger et ça c’est pénible. Mais évidemment, je me lève bien, je ne prends plus du tout de somnifères, ni d’anxiolytiques. Je refais du sport. Je travaille beaucoup plus. Et ça se passe quand même mieux avec S. [Silence]. Mais enfin, vous buvez bien vous? Non?
La priorité de cet homme, manifestement en lien avec ses valeurs personnelles, est de garder le sentiment d’avoir le choix. De manière apparemment paradoxale, il s’est mis à fréquenter les Alcooliques Anonymes auprès desquels il trouve un bénéfice intellectuel qu’il juge intéressant. Il ne se sent pas agressé par leur discours sur l’abstinence définitive.
Lors de cette consultation, la stratégie a consisté à traiter les éléments de résistance qui émergent et donnent une tonalité particulière à l’entretien, avec des résumés assez longs, riches en double-reflets et reflets surévalués. Cette approche peut donner l’impression d’avancer en équilibre sur un fil avec le risque d’un basculement brutal de la balance. En fait, c’est l’inverse qui se produit avec l’élaboration d’un discours-changement qui s’étoffe en cours d’entretien. Les précautions persistantes témoignent de l’importance pour le patient d’avancer dans son projet tout en défendant le respect de son autonomie, une valeur capitale pour lui.
Une question reste en suspens, celle de la valorisation et de son utilisation dans un tel contexte. Ne risquerait-elle pas d’être vécue comme l’approbation d’un bon choix? Comme une sorte d’expression de victoire du médecin, réactivant ainsi le phénomène de réactance en défaveur du maintien de ce changement vis-à-vis de l’alcool? Les avis et les suggestions des lecteurs sont les bienvenues !