Philippe Michaud nous propose régulièrement des extraits de dialogues issus de la littérature qui illustrent (avant l’heure) l’approche motivationnelle. Ici, il imagine un dialogue entre Sophocle, qui jouerait le rôle du client, et Marie Rossignol, l’intervenante.
L’intervenant
Vous semblez être profondément attaché à la nature. Qu’aimez-vous le plus en elle ? (résumé/question ouverte)
Le client
Nombreux sont les prodiges, et nul plus prodigieux que l’homme ; sa puissance franchit la mer blanchissante et, poussée par l’orageux vent du Sud, se fraye une route sous des houles qui menacent de l’engloutir ; et la Terre, des divinités l’aînée, l’immortelle, l’infatigable, certes il la fatigue, retournant la glèbe à l’aide de la gent chevaline, dans le va-et-vient des charrues d’année en année.
L’intervenant
Parmi tout ce qu’il nous est donné d’admirer
L’homme est le plus grand prodige ;
La barque soulevée par la houle à dompter,
Par son esprit il la dirige ;
Et la Terre, mère primordiale des dieux,
C’est lui de son soc qui veille,
Aidé de son cheval constant et courageux,
A renouveler ses merveilles. (Reflet simple)
Le client
Et la race au cœur léger des oiseaux, et les tribus des bêtes féroces, et la faune des profondeurs marines, il les prend dans les mailles des filets qu’il tisse, il les mène en captivité, lui, l’homme qui excelle en esprit. Et il maîtrise par ses artifices la bête dont le repaire est aux lieux sauvages, qui rode par les collines ; il dompte le cheval à la crinière touffue, il lui passe au cou le collier, il dompte l’infatigable taureau des montagnes.
L’intervenant
Et l’aile ni la dent, ni l’abysse insondable,
Ne protègent du filet
Le fauve ni l’oiseau qui finit à sa table
Ou gardé en captivité.
Même cachés dans les antres les plus sauvages
Il les débusque et les soumet ;
La cavale éperdue, le taureau dans sa rage
Licol ou joug il leur promet. (Reflet simple)
Le client
Et le langage, et la pensée rapide comme le vent, et toutes les humeurs qui modèlent un état, à lui-même il les a apprises ; et comment fuir les flèches du gel, lorsque sous le ciel clair il est dur d’habiter, et les flèches que darde la pluie ; en vérité il a des ressources pour tout.
L’intervenant
Mais la pensée, l’émotion, la parole enfin
A lui-même il les a apprises,
C’est lui qui a fait seul l’abri, de ses deux mains,
Qui le protège de la bise. (Reflet simple, insistant dans un écho sur ce qui paraît le plus fondamental)
Le client
Sans ressource il n’affronte rien de ce qui doit venir ; et c’est contre la mort seule qu’en vain il appelle au secours ; mais des maux déroutants, il a trouvé moyen de s’évader.
L’intervenant
Il fait face au présent, et sait se préparer
Aux pièges de l’avenir.
Mais la mort, il ne pourra pas s’en échapper,
Pourtant qui ne la voit venir ? (Reflet simple, question fermée rhétorique)
Le client
Non, ce n’est pas tout à fait ce que je veux dire. Même s’il ne peut rien contre la mort, à laquelle chacun est condamné, il cherche et trouve des solutions à tout autre danger qu’il peut prévoir
L’intervenant
Sauf à la male mort, il sait faire un rempart
Aux maux de l’avenir
Comme il a su, devant tout menaçant hasard,
Trouver un moyen de fuir. (Deuxième tentative de reflet, l’intervenant cherche à renforcer son empathie. On ne peut pas dire qu’il soit très clair)
Le client (qui valorise les efforts de l’intervenant pour le comprendre)
Oui, c’est plus cela que je veux dire : les humains ne cesseront de m’étonner par leurs ressources
L’intervenant
En somme, comme Rogers, comme Miller et Rollnick, vous croyez en la valeur inconditionnelle de l’homme, et en son telos. (Résumé, introduisant – par désir de valoriser ? – des informations non sollicitées)
Le client (apparemment il a lu le dernier Miller et Rollnick, et il apprécie le mot grec)
C’est tout à fait vrai.
L’intervenant
Alors nous reprendrons là-dessus la semaine prochaine.
Merci M. Sophocle (fin abrupte, peu motivationnelle, mais ne jugeons pas, on ignore dans quelle perspective de changement se situe cette exploration des représentations du client…)
Textes originaux
Nombreux sont les prodiges, et nul plus prodigieux que l’homme ; sa puissance franchit la mer blanchissante et, poussée par l’orageux vent du Sud, se fraye une route sous des houles qui menacent de l’engloutir ; et la Terre, des divinités l’aînée, l’immortelle, l’infatigable, certes il la fatigue, retournant la glèbe à l’aide de la gent chevaline, dans le va-et-vient des charrues d’année en année.
Et la race au cœur léger des oiseaux, et les tribus des bêtes féroces, et la faune des profondeurs marines, il les prend dans les mailles des filets qu’il tisse, il les mène en captivité, lui, l’homme qui excelle en esprit. Et il maîtrise par ses artifices la bête dont le repaire est aux lieux sauvages, qui rode par les collines ; il dompte le cheval à la crinière touffue, il lui passe au cou le collier, il dompte l’infatigable taureau des montagnes.
Et le langage, et la pensée rapide comme le vent, et toutes les humeurs qui modèlent un état, à lui-même il les a apprises ; et comment fuir les flèches du gel, lorsque sous le ciel clair il est dur d’habiter, et les flèches que darde la pluie ; en vérité il a des ressources pour tout ; sans ressource il n’affronte rien de ce qui doit venir ; et c’est contre la mort seule qu’en vain il appelle au secours ; mais des maux déroutants, il a trouvé moyen de s’évader.
Sophocle, Antigone, 441 avant JC (en exergue de Under the Vulcano, Malcom Lowry, 1948)
A lui-même il les a apprises
Parmi tout ce qu’il nous est donné d’admirer
L’homme est le plus grand prodige ;
La barque soulevée par la houle à dompter,
Par son esprit il la dirige ;
Et la Terre, mère primordiale des dieux,
C’est lui de son soc qui veille,
Aidé de son cheval constant et courageux,
A renouveler ses merveilles.
Et l’aile ni la dent, ni l’abysse insondable,
Ne protègent du filet
Le fauve ni l’oiseau qui finit à sa table
Ou gardé en captivité.
Même cachés dans les antres les plus sauvages
Il les débusque et les soumet ;
La cavale éperdue, le taureau dans sa rage
Licol ou joug il leur promet.
Mais la pensée, l’émotion, la parole enfin
A lui-même il les a apprises,
C’est lui qui a fait seul l’abri, de ses deux mains,
Qui le protège de la bise ;
Sauf à la male mort, il sait faire un rempart
Aux maux de l’avenir
Comme il a su, devant tout menaçant hasard,
Trouver un moyen de fuir.
Marie Rossignol, 1956